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juin 2019  I  Article  I  FRB  I  Biodiversité et réglementation

« Éviter, Réduire, Compenser » : trois clés pour limiter l’artificialisation des terres

Interview de : Charlotte Bigard (chercheuse CNRS au centre d’écologie fonctionnelle et évolutive à Montpellier)
Propos recueillis par : Hugo Dugast (chargé de communication à la FRB)
Relecture : Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB), Jean-François Silvain (président de la FRB), Pauline Coulomb (chargé de communication à la FRB)

En France, l’artificialisation des terres se poursuit. Constructions de routes, de voies ferroviaires et de zones urbaines augmentent à un rythme trois fois plus important que l’augmentation de la population française, et ce depuis plus de 30 ans. Derrière ces constructions se cachent une imperméabilisation des terres et une fragmentation des écosystèmes qui favorisent le déclin de la biodiversité. Comment peut-on modifier cette trajectoire ?

« Éviter, Réduire, Compenser » : trois clés pour limiter l’artificialisation des terres

La perte de biodiversité sur les territoires français et européens est maintenant actée. Que ce soit la perte de 30 % des espèces d’oiseaux communs en 15 ans dans les campagnes françaises (communiqué du MNHN, 2018), où la chute de plus de 75 % de la biomasse d’insectes en seulement 27 ans en Allemagne (Hallmann et al. 2017), les signaux d’alarmes sont tirés. Malgré ces alertes, l’artificialisation des terres – un des grands facteurs du déclin de la biodiversité – continu inlassablement, et ce dans toutes les régions. D’après une étude du Commissariat général au développement durable, 40 % de l’artificialisation en France se fait dans des zones où le taux de vacance de logements augmente fortement et 20 % dans des communes dont la population décroit. En l’absence de besoin apparent, comment expliquer la poursuite de ce phénomène ? Charlotte Bigard, chercheuse au centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (UMR CEFE), conduit des travaux à l’interface entre la recherche et l’aménagement. Elle nous explique les limites et les perspectives de la séquence Éviter-Réduire-Compenser, outil réglementaire majeur pour maintenir le lien entre aménagement et biodiversité.

À quand remonte le problème de l’artificialisation des terres en France ?

Le problème de l’artificialisation des terres apparaît véritablement dans les années 1980, à la fin des Trente Glorieuses, période de forte croissance économique qui fait suite à la Seconde Guerre mondiale. À la sortie de la guerre, il fallait reconstruire la France : ses routes, ses zones d’activités, ses logements. Cette reconstruction s’est faite massivement par de grandes infrastructures synonymes de modernisation, dont le supermarché fut un des emblèmes à partir de la fin des années 1950. Cette période s’achevant, les besoins de telles infrastructures se sont réduits, pourtant, la dynamique d’artificialisation n’a pas décru. En prenant en compte les seuls espaces imperméabilisés, bâtis et revêtus comme les routes et les parkings – et non l’urbanisation en général, qui peut inclure des espaces végétalisés au sein du tissu urbain – leur superficie a augmenté de 1,5 % par an entre 1981 et 2012, soit trois fois plus vite que la population de ces mêmes territoires.

Comment a évolué la prise en compte de cet enjeu ?

Les premiers outils pour restreindre l’artificialisation en France ont été inscrits dès 1976 dans la loi de protection de la nature, instaurant le principe de la séquence Éviter-Réduire-Compenser (ERC) au sein des études d’impacts des projets d’aménagement du territoire. Cette séquence impose à tout projet d’aménagement de suivre une hiérarchie d’atténuation des impacts consistant en priorité à les éviter, puis à les réduire et enfin en compenser les impacts résiduels. Pourtant, cette implémentation est rarement efficace car le niveau de connaissance des différents acteurs sur ce qu’est concrètement une mesure d’évitement, de réduction ou de compensation, y compris pour les agents de l’État chargé du contrôle, reste hétérogène.

 

Entre les années 1970 et 2010, les enjeux de la défense de l’environnement au sens large s’ancrent au niveau international, notamment après le sommet de Rio et la publication de la Convention sur la diversité biologique (CDB) en 1992. En France, cette prise de conscience se décline en particulier par la décentralisation des politiques liées aux territoires. Dès 2000, la loi SRU relative à la solidarité et au renouvellement urbain préconise de renouveler l’existant plutôt que de s’étendre sur les zones naturelles. Mais c’est lors de la mise en œuvre des Grenelles de l’environnement de 2009 et 2010 que cette réglementation commence à être pertinente. Le concept de trames verte et bleue fait son apparition et, derrière lui, la reconnaissance du besoin des espèces à pouvoir continuer à circuler sur le territoire, notamment dans le contexte du changement climatique. La loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) en 2014 incite à contenir l’étalement urbain à travers la réforme des documents d’urbanisme. Les améliorations réglementaires sont donc notables mais le taux d’artificialisation continu à être décorrélé de la lente augmentation de la population française.

Comment s’applique la séquence ERC ?

En théorie, la séquence est bien hiérarchisée : il faut d’abord mener une réflexion sur la possibilité d’éviter l’impact du projet d’aménagement, en questionnant les besoins en infrastructures ou en proposant des alternatives utilisant l’existant avant de consommer de nouvelles terres. Dans l’esprit, ce questionnement peut même aller jusqu’à repenser nos modes de vie. Ensuite, la phase « Réduire » vise à faire prendre en compte la préservation de la biodiversité comme un impératif tout au long du projet. Par exemple, dans le cas d’une route, essayer d’adapter son tracé pour limiter au mieux la fragmentation des écosystèmes ou éviter des zones abritant des espèces protégées. Et enfin, lorsque toutes ces mesures ont été prises en compte, si des impacts significatifs subsistent, intervient la compensation.

 

Cette hiérarchie a été rappelée explicitement dans le texte de loi Biodiversité de 2016 et les conséquences de son non-respect peuvent aller jusqu’à la remise en cause d’un projet d’aménagement. Dans les faits, la première phase d’évitement consiste à prouver que la solution proposée est la meilleure mais la comparaison est trop souvent faite avec des scénarios caricaturaux. Tout ce cheminement et ses justifications sont regroupés dans un dossier d’étude d’impacts environnementaux qui est ensuite évalué par les services de l’État.

Comment sont réalisés et évalués ces dossiers ?

Dans la séquence ERC, l’aménageur est le responsable de la constitution du dossier. Il travaille avec des bureaux d’études, qu’il rémunère, pour le rédiger. Ensuite, cette étude est transmise aux services de l’État compétents, qui vont instruire le dossier et donner un avis. Cet avis est joint au dossier d’enquête publique qui est mis à disposition du public pouvant s’exprimer sur la pertinence du projet. Ces diverses prises de position font l’objet d’un rapport d’enquête publique qui vient s’ajouter aux autres pièces du dossier pour être enfin transmis au préfet. Celui-ci donnera ou non l’autorisation de réalisation du projet à partir de ces éléments. En de très rares occasions, le préfet va à l’encontre de cet avis. Ce fut le cas lors des autorisations données pour la construction du barrage de Sivens et de l’aéroport de Notre Dame des Landes. Ces deux exemples récents, et emblématiques, montrent la prise de risque qu’une telle décision peut impliquer. Le non-respect de la séquence ERC et, à travers elle, de la protection des écosystèmes et des espèces explique en partie les luttes contre la politique d’artificialisation.

Quels sont les effets des politiques d’aménagement sur la biodiversité ?

Les projets d’aménagement du territoire sont au cœur de nombreuses problématiques concernant la biodiversité ordinaire. Il existe encore peu d’indicateurs pérennes pour objectiver ce déclin mais celui développé sur les oiseaux communs en France fait état d’une réduction d’un tiers de leur population dans les espaces agricoles en seulement 15 ans (communiqué du MNHN, 2018). Cette réduction globale est liée à la fragmentation des milieux naturels favorisée notamment par des projets de réseaux de transports.

 

Ces projets ont aussi bien souvent des conséquences locales. Par exemple, dans le sud de la France, un écosystème typiquement méditerranéen – une mosaïque de garrigues et de pelouses sèches – était maintenu par le pastoralisme extensif depuis des siècles. Ces pelouses accueillent des espèces de fleurs, de reptiles et d’insectes souvent en voie de disparition car spécifiques à cet écosystème en péril. Ces paysages façonnés par le pâturage sont en train de disparaître du fait de l’avancée des zones périurbaines et du développement d’autres pratiques agricoles. Récemment, pour compenser l’impact écologique du dédoublement de l’autoroute au sud de Montpellier, Vinci Autoroutes a racheté 120 hectares de ces terrains en sursis et les a cédés au Conservatoire des espaces naturels (CEN) pour une gestion environnementale pérenne. Un autre projet d’extension du réseau d’eaux, Aqua Domitia, a abouti à 40 autres hectares rachetés et cédés par l’entreprise porteuse du projet, OcVia. Une véritable dynamique de revalorisation territoriale s’est lancée avec la création d’une Association Foncière Agricole (AFA) en 2016 qui a appelé les propriétaires des terrains adjacents à les mettre à disposition. Grâce à leur apport, les 160 hectares de départ se sont transformés en 500 hectares de pelouse sèche et, en 2019, un berger producteur de viande bovine s’est installé avec un troupeau de 50 bêtes, maintenant ainsi l’écosystème et la biodiversité qui en assure le fonctionnement. Ces initiatives de la part de Vinci Autoroutes et OcVia font partie des mesures « Compensation » prévues dans les études d’impact, et illustrent les bénéfices que peut apporter cette démarche. Seulement, cette approche n’est pas toujours si vertueuse et n’est finalement que très récente.

Le volet « Compensation » se déroule-t-il toujours ainsi ?

Depuis 2010 et le Grenelle de l’environnement, les aménageurs se concentrent le plus sur la partie compensation de la séquence ERC. Malheureusement, ce volet est souvent synonyme de mesures à petite échelle et de nombreux projets « de jardinage ». En 2016, la loi Biodiversité affiche l’objectif d’une « absence de pertes nettes de biodiversité », un principe théorique fixant une neutralité de l’impact de l’aménagement sur la biodiversité. Or, la compensation est souvent synonyme de perte nette de biodiversité, surtout lorsqu’elle se décline avec des mesures de moindre coût économique direct et dont le peu de suivi ne permet pas de connaître vraiment l’efficacité. L’outil ERC est alors dévoyé et ne permet pas en pratique de garantir la protection de la biodiversité (Bigard et al. 2018).

Comment mieux utiliser cette séquence ERC et réduire à zéro l’artificialisation et la perte de biodiversité ?

Si la séquence ERC limite les projets d’aménagement, son utilisation dans le cas des plans et programmes est encore bien trop réduite alors qu’elle est prévue par la loi depuis 2010. Or, ces plans et programmes tels que les Schémas de cohérence territoriale (SCoT) et les plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUI) donnent les grandes orientations pour le développement du territoire en arbitrant entre les zones naturelles et urbaines et en dessinant les trames vertes et bleues. Ces documents intégrateurs devraient donner une vision globale des zones à préserver en amont des projets pour que soit mis en application de façon plus contrainte la partie “évitement” de la séquence ERC. Les besoins d’artificialisation et la manière dont on pense l’aménagement devraient être ainsi cadrés.

 

Souvent, les surfaces de nature ouvertes à l’artificialisation le sont en fonction de projections démographiques qui ne se réalisent pas. Leur étendue témoigne plus d’un objectif des décideurs en termes de développement de leur territoire et non de la réalité des changements démographiques. Une autre faille dans le périmètre d’action de la séquence reste béante : tous les projets en dessous d’une certaine taille ne sont pas soumis à l’évaluation. Ces projets représentent pourtant 40 % de l’artificialisation du territoire français. Leur évaluation ne pouvant pas devenir systématique, il faut pouvoir s’appuyer sur des plans et programmes qui prennent vraiment en compte la biodiversité et l’état des milieux naturels. Sans cette transformation des pratiques, l’objectif de zéro artificialisation nette ne sera pas atteint.

 

À l’occasion du nouveau rapport de l’IPBES sur l’état de la biodiversité mondiale dont le résumé pour décideurs est paru en mai 2019, la FRB donne chaque mois la parole à des scientifiques qui travaillent sur les menaces qui pèsent sur la biodiversité, mais aussi sur les solutions pour y remédier. Juristes, économistes, biologistes de la conservation sont autant de chercheurs qui offriront chacun un éclairage précis sur l’état et le devenir des espèces et de leurs écosystèmes. Le cinquième et dernier thème abordé est celui du changement d’usage des terres, 1ère cause de perte de biodiversité dans le monde.
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