Piloter des projets participatifs

Bonjour Nils. Tu as souhaité parler de la “participation transformative “. Pourquoi est-ce important ?

 

La participation transformative est une approche qui vise à impliquer activement les citoyens et les parties prenantes dans les processus de changement social et écologique, en allant au-delà de la simple consultation, pour permettre une réelle co-construction des solutions, et aller vers leur mise en œuvre.

 

Aujourd’hui, l’enjeu fondamental est de voir comment la production scientifique peut engendrer des impacts concrets. Cela traverse les discussions menées au sein de l’Ipbes ou à la FRB et à travers le sujet de “changement transformateur” : comment les connaissances peuvent-elles contribuer à améliorer la qualité de vie et à la durabilité des écosystèmes ? Pour cela, en tant que scientifiques, il est crucial de réfléchir à la manière d’adapter nos pratiques et nos relations avec les autres acteurs pour mieux intégrer la science, la société et la politique. Cela signifie préserver la rigueur scientifique tout en augmentant le potentiel transformateur des connaissances, pour qu’elles puissent véritablement influencer et enrichir les décisions collectives ! Et il ne s’agit pas seulement de produire et transmettre “mieux” des connaissances – approche classique antérieure -, mais de s’engager dans un travail collaboratif différent avec les acteurs non scientifiques, et de construire et suivre ainsi ensemble des chemins de changement. Notre hypothèse de base est que la modélisation participative va amorcer des transformations en réponse aux besoins des acteurs.

 

 

 

 

Peux-tu nous définir ce qu’est la “participation transformative”, ses grands principes ?

 

La participation transformative repose sur plusieurs principes fondamentaux visant à engager efficacement les acteurs :

 

  • L’autonomie : l’objectif est de rendre les groupes d’acteurs capables de prendre des décisions en autonomie (se saisir des enjeux collectivement, les analyser, délibérer, planifier, s’engager et réguler), en réduisant les interventions externes ultérieures. Cela est essentiel pour gérer de manière adaptative les écosystèmes et les socio-écosystèmes dans lesquels ils sont impliqués, avec un coût réduit pour les politiques publiques.

 

  • L’inclusion sociale : une participation réussie nécessite l’inclusion de tous les acteurs concernés. Cela signifie s’assurer que chacun a la possibilité de contribuer et de faire entendre sa voix.

 

  • L’organisation collective : pour comprendre et gérer les systèmes complexes, une organisation structurée est indispensable. Cela inclut des processus de modélisation participative qui permettent aux acteurs de partager leurs visions, de définir ensemble leurs priorités et de délibérer sur des cadres normatifs partagés.

 

  • La construction de chemins partagés : les participants doivent pouvoir explorer des scénarios futurs de manière collaborative – par exemple par des jeux sérieux – puis coconstruire des plans d’action réalisables, engageants et efficients. Cette planification participative est rigoureuse et intégrative, pour engager un mouvement transformatif commun et adaptable.

 

Notre démarche s’appuie sur la création de dispositifs de participation, l’utilisation d’outils et méthodes accessibles, qui légitiment et mobilisent activement les acteurs. Au contraire de “l’acceptologie”, où les citoyens sont simplement invités à approuver des décisions déjà prises, nous défendons une approche où les acteurs s’impliquent, ensemble, dans la co-construction des solutions, la considération de futurs viables. L’élément clé n’est pas de produire un plan final, mais de créer un processus collectif qui aboutisse à une vision partagée et à des actions cohérentes.

 

 

 

 

Concrètement, comment se met en place la recherche transformative ? Comment réussissez vous, dans ton équipe, à faire travailler ensemble une grande diversité d’acteurs ?

 

Tout d’abord nous ne travaillons que dans et sur des projets de recherche intervention portés à la demande d’acteurs “de terrain” : élus, administrations, associations. L’existence d’un besoin, d’une demande est fondamentale, même si elle n’est pas initialement partagée par tous et toutes localement. Cela peut choquer certains collègues par cette dépendance assumée, mais elle est cruciale pour la mobilisation et la pertinence des travaux.

 

Nous sommes un groupe très interdisciplinaire, incluant des spécialistes de la modélisation — écologues, économistes, sociologues, et autres experts — pour élaborer des protocoles qui facilitent la coopération entre acteurs divers.

La méthode est très cadrée, elle repose sur quatre piliers : c’est pour mieux assurer un processus de collaboration et un espace de co-construction !

 

Les quatre piliers de l’approche
  • Ingénierie participative de la participation : Pour permettre aux acteurs de construire eux-mêmes leur chemin de participation décisionnelle, et le rendre légitime, nous utilisons la méthode PrePar (“Pré-Participation”). PrePar aide à définir précisément les rôles, les actions, et le pouvoir décisionnel des participants. Tout cela peut être formalisé dans un “contrat de participation” incluant un plan et une charte de participation.

 

  • Modélisation et simulation participative : La modélisation participative permet d’agréger les visions des acteurs, y compris les scientifiques, et de créer un cadre de référence commun sur leur système socio-écologique. Divers outils sont utilisés pour favoriser l’engagement, comme des jeux de rôle, désormais au sein des “jeux sérieux”. Depuis 2008, nous avons mis au point le kit Ini-Wag et sa méthodologie dérivée Créa-Wag qui permettent de créer rapidement des jeux de simulation pour discuter des enjeux territoriaux et des politiques publiques. Ces outils aident les participants à confronter leurs perspectives et à comprendre l’impact des actions et des politiques sur leur territoire.

 

  • Planification participative : l’objectif est de créer des plans d’action cohérents et efficaces qui intègrent les points de vue et intérêts des différents acteurs. Pour ce faire, les participants définissent d’abord un langage commun pour décrire les ressources nécessaires et les impacts. Ensuite, ils construisent un référentiel d’actions et génèrent un ensemble d’options stratégiques. Cela permet d’explorer les meilleures combinaisons d’actions tout en discutant des enjeux de faisabilité et d’efficience à différentes échelles.

 

  • Suivi et évaluation : pour évaluer les impacts multiples des actions et générer des connaissances scientifiques, nous avons conçu un cadre méthodologique nommé ENCORE. Mis en place depuis 2004, ENCORE permet de suivre le contexte, le processus, et ses impacts. Ce cadre incite les acteurs à réfléchir collectivement aux changements produits par le processus !

 

 

 

As-tu des cas pratiques à nous fournir où vous avez mis en place cette méthode ?

 

Notre méthodologie a été appliquée avec succès dans divers contextes à travers le monde. Voici deux exemples dans lesquels il est possible de retrouver les piliers précédents :

 

  • En Tunisie, dans le cadre d’un projet de gestion des ressources naturelles en milieu rural, nous avons conçu un système de comités de territoire garantissant une représentation équilibrée en termes de genre et d’âge, tout en distribuant le pouvoir pour une gouvernance inclusive. Soutenu par l’Agence Française de Développement, ce projet a mobilisé plus de 4 000 participants et environ 30 intervenants permanents, dans 6 gouvernorats, avec une généralisation en cours.

 

  • En 2019, nous avons travaillé sur la réforme des politiques de l’eau en Nouvelle-Calédonie. Cette initiative, menée en collaboration avec le Sénat coutumier et diverses communautés locales, a permis de redéfinir la répartition des pouvoirs dans la gestion de l’eau et de respecter les droits et besoins des populations autochtones en matière de gestion des ressources.

 

 

 

 

En somme, les approches de “participation transformative” ont démontré leur efficacité dans divers contextes ?

 

Oui, ancrée dans la modélisation participative et l’inclusion active des acteurs, les expérimentations de “participation transformative” ouvrent la voie à des transformations réelles et durables, adaptant la recherche scientifique aux besoins concrets des sociétés et des écosystèmes. En revanche, nous cherchons encore les chemins d’une généralisation et d’un impact à l’aune des défis actuels.

 

 

 

Vous souhaitez approfondir ces concepts et les exemples cités ? Vous pouvez consulter le livre Transformative Participation for Socio-Ecological Sustainability, accessible librement en ligne. 

 

Consulter le livre en ligne (ENG)

 

Hassenforder E., Ferrand N. (eds). Transformative Participation for Socio – Ecological Sustainability – Around the CoOPLAGE pathways. Editions Quae, 2024. 270 pages

 

Des résultats rassurants sur le déclin des insectes remis en cause par l’analyse détaillée d’une base de données mondiale

Le problème de la qualité des données en écologie : l’exemple d’InsectChange

 

La crise actuelle de la biodiversité soulève des enjeux écologiques, économiques et sociétaux majeurs. Aussi, des bases de données en écologie se multiplient pour évaluer les tendances de la biodiversité. Les résultats de ces évaluations influencent l’opinion publique et les décideurs. Or, bien qu’elle soit une condition nécessaire à la fiabilité des tendances estimées, la qualité de ces jeux de données fait rarement l’objet d’investigations poussées.

 

Les données sur les insectes n’échappent pas à ce constat. Les insectes assurent des services essentiels dans les écosystèmes (pollinisation, recyclage de la matière organique, source de nourriture pour de nombreuses espèces, contrôle des bioagresseurs …). Leur déclin est donc particulièrement préoccupant mais il est très difficile de mesurer précisément son ampleur et ses déterminants en raison de leur grande diversité taxonomique et d’un manque de données concernant certains groupes.

 

Ainsi, une évaluation minutieuse de la seule base de données mondiale sur les insectes, InsectChange, publiée dans Ecology en 2021, montre qu’il est crucial de mieux prendre en compte la question de la qualité des bases de données. InsectChange rassemble les données utilisées dans la méta-analyse de van Klink et al. publiée dans Science en 2020, qui montrait un déclin des insectes terrestres de 9 % par décade, et une augmentation des insectes d’eau douce de 11 % par décade. Cette méta-analyse ne mettait pas en évidence d’impact de l’agriculture sur le déclin des insectes. Elle argumentait au contraire que l’amélioration des pratiques agricoles était un facteur explicatif de l’augmentation des insectes d’eau douce. Cette méta-analyse, plutôt rassurante par rapport à d’autres résultats antérieurs, a fait néanmoins l’objet de plusieurs analyses critiques de la part de la communauté scientifique internationale, dont une publiée dans Science la même année. Les auteurs de l’article débattu ont publié une correction, mais celle-ci n’a considéré qu’à la marge les critiques énoncées, et la publication a continué à être fortement médiatisée. L’analyse complète de InsectChange, en révélant une accumulation d’erreurs et de biais dans les données, démontre que les tendances estimées et leurs déterminants ne sont pas fiables.

 

Cette analyse critique révèle plus de 500 erreurs et problèmes méthodologiques dans la constitution de cette base de données à partir de 165 jeux de données. Ces problèmes, parfois transmis depuis une autre base de données, relèvent de 17 types : chiffres mal reportés, biais d’échantillonnage, insectes comptés deux fois, unités de mesures non standardisées, etc. La méthode développée pour évaluer la base de données définit des critères spécifiques et regroupe les problèmes en quatre catégories : erreurs, incohérences, problèmes méthodologiques et déficit d’informations.

 

Illustration de la répartition et du nombre moyens des 17 types de problèmes rencontrés par jeu de données dans la base InsectChange, auquel s’ajoute le problème général de non-standardisation des données (non représenté sur le graphique). Ces types de problèmes appartiennent à quatre catégories : les erreurs, les incohérences, les problèmes méthodologiques et les déficits d’information.

 

Ainsi, l’analyse détaille quatre problèmes majeurs qui ont conduit à fausser l’analyse des tendances des insectes et celle de leurs déterminants.

 

 

Des données hétérogènes et leur transformation mathématique invalident l’estimation des tendances globales

 

Un problème majeur de la base de données réside dans le fait que les métriques (abondance, biomasse) sont disparates, les méthodes d’échantillonnage sont différentes et les unités de mesure ne sont pas standardisées. L’analyse montre que la transformation mathématique log(x+1) de ces données hétérogènes effectuée dans la méta-analyse de Science compromet la comparaison des pentes entre les séries temporelles et l’estimation des tendances globales des insectes. Elle ne permet pas, comme il était spécifié, de travailler sur des variations temporelles relatives et donc comparables entre jeux de données. Ce problème suffit ainsi à lui seul à invalider l’estimation faite des tendances des insectes dans le monde. 

 

 

Des erreurs conduisent à sous-estimer le déclin des insectes

 

La base de données présente plusieurs d’erreurs et d’incohérences comme :

  • l’inversion des chiffres entre le premier et le dernier enregistrement d’une série, transformant ainsi une diminution en une augmentation,
  • la sélection préférentielle dans certaines études de séries où la tendance des insectes augmentait,
  • ou encore la non-correction de l’augmentation de l’effort d’échantillonnage.

En plus de ces erreurs, un problème majeur a conduit à sous-estimer le déclin des insectes à partir de cette base de données. En effet, beaucoup de jeux de données comprennent des invertébrés qui ne sont pas des insectes, comme des moules envahissantes, des escargots, des vers et des crustacés. C’est le cas de près de la moitié des jeux de données d’eau douce concernant l’abondance des insectes (le nombre d’individus) et plus de trois quarts de ceux concernant leur biomasse (le poids cumulé des individus). Ce type d’erreur peut avoir des impacts importants sur l’évaluation des tendances : ainsi, un jeu de données d’un lac du Kazakhstan montre, en près d’un siècle, une augmentation exponentielle « d’insectes » … alors qu’il s’agit pour la plupart de coquillages envahissants, atteignant à la fin de la période considérée 95 % de la biomasse de l’assemblage total d’invertébrés pris en compte.

 

De plus, un examen minutieux des données sources a permis d’identifier les jeux de données pour lesquels il était en fait possible de séparer insectes et non insectes. Dans ces jeux de données, bien souvent la biomasse des seuls insectes diminuait, alors que celle des assemblages d’invertébrés présentés comme des insectes augmentait. Il a pu ainsi être démontré que la prise en compte de l’ensemble des invertébrés, et non des seuls insectes, conduisait à surestimer la tendance des « insectes » d’eau douce.

 

 
Des données sont issues de contextes spécifiques, influençant les tendances locales, mais non pris en compte

 

Une faille méthodologique réside dans le fait que plus de la moitié des publications sources étudiaient les dynamiques des insectes dans des contextes très spécifiques (mesures de restauration, création de nouveaux habitats, feu, sécheresse, traitements insecticides, etc.). Ces contextes étaient des perturbations extrêmes ou des facteurs étudiés comme pouvant influencer les dynamiques observées et testés au travers d’expériences contrôlées (avec manipulation du milieu) ou d’expériences naturelles (comparaison de sites naturellement perturbés avec d’autres restés intacts). Mais ces contextes spécifiques ne sont la plupart du temps pas reportés dans la base de données. Or ils créent des situations non représentatives de la diversité des conditions de vie des insectes dans le monde qui favorisent cinq fois plus fréquemment l’augmentation des insectes que leur diminution. L’utilisateur est laissé ignorant des biais dans les tendances, artificiellement causés par ces facteurs influents, et de la sous-estimation du déclin global des insectes qui en résulte.

 

 

Une méthodologie inappropriée conduit à écarter l’agriculture comme facteur du déclin des insectes

 

Alors que les contextes spécifiques aux études sources – facteurs les plus directement influents sur la dynamique des insectes – ne sont souvent pas reportés dans la base de données, cette dernière extrait depuis des bases externes des données concernant les facteurs anthropogéniques susceptibles d’influencer localement les tendances observées. Plus précisément, les données d’évolution des insectes dans InsectChange sont appariées via les coordonnées géographiques des sites d’échantillonnage avec d’autres bases de données mondiales décrivant l’évolution de l’utilisation des terres (agriculture, urbanisation) et du climat. Or, une analyse détaillée montre que pour deux tiers des jeux de données, l’appariement des bases de données est compromis parce que la zone d’échantillonnage est plus grande que la zone définie comme échelle locale dans la base de données externe, ou n’est pas localisée au bon endroit dans InsectChange. Par ailleurs, la base de données qui code la couverture des terres du globe à partir d’une interprétation automatisée d’images satellites, peut confondre les cultures agricoles avec des prairies, des steppes, etc. Ainsi, une analyse exhaustive montre que les sites considérés sans culture agricole au niveau local sont bien non cultivés, tandis que les sites considérés comme cultivés ne le sont en général pas, ou moins que ce qui est reporté. Cette surestimation importante de la couverture des terres cultivées conduit les auteurs de la méta-analyse à écarter ainsi de façon erronée les pratiques agricoles comme cause possible du déclin des insectes. À cause d’une méthodologie doublement inappropriée, InsectChange ne permet donc pas d’identifier les déterminants des tendances des insectes.

 

 

Conclusion

 

Ce travail minutieux et complet d’évaluation montre l’insuffisante attention accordée à la qualité des données d’InsectChange et amène à réfléchir sur la nécessité d’une évaluation systémique des grosses bases de données construites pour estimer les tendances de la biodiversité. À ce titre, la méthodologie reproductible développée pour évaluer InsectChange peut contribuer à l’élaboration d’une méthode généralisable d’évaluation de la qualité des bases de données en écologie.

 

Ce travail d’ampleur met également en garde contre les risques d’une science toujours plus rapide. Il appelle les revues scientifiques à améliorer leur processus d’évaluation par les pairs et à garantir la prise en compte des commentaires post-publication, afin de préserver la qualité des connaissances scientifiques. Cela concerne tout particulièrement les revues de renom, intermédiaires privilégiés des journalistes.

 

Enfin, cette démarche inédite met en lumière le rôle fondamental de l’organisation de chercheurs à but non lucratif Peer Community In. En publiant, comme elle l’a fait pour cette réanalyse des données de InsectChange, des commentaires critiques sans restriction éditoriale, selon une démarche de science ouverte et un processus d’évaluation indépendant et transparent, cette organisation participe à préserver l’intégrité scientifique et la qualité du débat scientifique.

 

 

Cet article a d’ores et déjà fait l’objet de différentes communications et reprises dans la presse. Merci à Laurence Gaume, chercheuse en écologie au CNRS, et Marion Desquilbet, chercheuse en économie de l’environnement (INRAE) d’avoir pris le temps de revenir sur ce texte pour la FRB.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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