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janvier 2019  I  Note  I  CS  I  Autres sujets

Note du Conseil scientifique de la FRB sur les conclusions de 2 rapports Ipbes parus en 2018

Une des principales missions de l’Ipbes est d’évaluer l’érosion de la biodiversité et la dégradation des écosystèmes. L’Ipbes produit des évaluations réalisées par des experts indépendants, et fondées sur la connaissance scientifique disponible. Les résultats sont adressés aux gouvernements, au secteur privé et à la société civile afin que ces acteurs intègrent les enjeux de biodiversité dans leurs processus décisionnels. Le Conseil scientifique (CS) de la FRB apporte ici son regard sur les conclusions de deux rapports parus en 2018 : Biodiversité et services écosystémiques en Europe et Asie Centrale et Dégradation et restauration des terres.

Le CS salue le remarquable travail collectif effectué dans le cadre de ces rapports et retient plusieurs messages :

 

  • L’érosion de la biodiversité est avérée en Europe et en Asie et s’accélère sous l’effet des activités humaines – qu’il s’agisse, selon les contextes locaux ou régionaux, de conversion des terres, de changement climatique d’origine anthropique, de pollutions, de surexploitation de certaines espèces végétales ou animales, ou encore d’introduction d’espèces exotiques envahissantes… L’Ipbes signale également le lien entre ces dernières et les maladies infectieuses aux conséquences dramatiques pour certaines espèces.

 

  • Les comportements au niveau des politiques sectorielles et dans les modes de vie doivent changer ; il est nécessaire de consommer moins et différemment. Cela concerne la consommation directe et le cycle de vie des biens et services (alimentation, eau, énergie, matières premières, terres…). L’Ipbes rappelle que, d’ici à 2050, la production économique mondiale aura quadruplé en raison de l’augmentation de la consommation mue par la croissance démographique et les innovations technologiques. Comment alors atteindre les objectifs de limitation de dégradation des terres, de ralentissement des changements climatiques et de perte de biodiversité ? Les modes de déplacement humain doivent en particulier être réfléchis car ils contribuent à de nombreuses pressions sur les écosystèmes : conversion d’espaces naturels en infrastructures, diffusion d’espèces exotiques envahissantes par les déplacements, etc. Des modélisations montrent que la déforestation annuelle, dans certaines régions du monde, pourrait tripler avec une densification des infrastructures de transport donnant accès à des forêts denses inexploitées et à l’expansion des marchés agricoles.

     

  • L’enjeu est d’instaurer une nouvelle relation à la nature : les comportements ne peuvent changer que si l’on cesse de la considérer comme un réservoir inépuisable de ressources. Les travaux de l’Ipbes prennent en compte les multiples valeurs de la nature (culturelle, sociétale…) et soulignent les contributions des communautés autochtones et locales pour repenser les relations avec les non-humains et l’environnement. L’Ipbes illustre, par exemple, le rôle joué par la nature dans la construction des cultures et des identités. Par exemple, l’intensification et l’abandon des terres dans les paysages culturels européens entraînent une disparition des identités locales et des attachements associés.

     

  • Il convient de penser conjointement l’urbanisme, la gestion et la conservation des terres. L’un des rapports Ipbes traite de la dégradation des terres, terme général exprimant le changement d’usage des terres d’origine humaine et conduisant au déclin et à la perte de biodiversité ou des fonctions associées dans les écosystèmes terrestres ou aquatiques. L’artificialisation des sols, proche du sealed soils anglais, constitue une forme extrême de dégradation, stoppant tout fonctionnement écologique, hydrologique et biogéochimique du sol. Près de 4 % de la surface de l’Europe sont des zones urbaines et les projections de croissance démographique, à niveaux de densité constants, dessinent une augmentation des surfaces construites de 32 % entre 2010 et 2030. Avec une réduction de la densité des populations urbaines (« retour à la campagne »), l’augmentation pourrait atteindre 140 % !

     

  • Renverser la tendance de l’érosion de la biodiversité et de la dégradation des terres reste possible en identifiant des mesures appropriées et en les appliquant dans le cadre d’une gouvernance respectant ces principes : participation, transparence, responsabilité des politiques et responsabilisation des citoyens. L’Ipbes décline, par secteurs d’activités, des orientations stratégiques globales pour la conservation de la biodiversité et ses fonctionnalités. Si les pays d’Europe occidentale mettent déjà en œuvre certaines de ces mesures, l’efficacité de certaines reste à évaluer – c’est le cas du paiement des services écosystémiques (SE) : les usages de la biodiversité faiblement voire non régulés, souvent gratuits, ne sont pas durables. Au niveau des politiques européennes, l’Ipbes souligne les progrès à accomplir dans le secteur de l’extraction (mines, énergie) et de l’industrie, notamment pour le choix des implantations. La gestion des déchets et la réhabilitation des sites après exploitation s’accroîssent mais conduisent rarement à une restauration des SE précédant la phase d’extraction. L’Ipbes pointe aussi les risques, pour les écosystèmes du plancher océanique et de la colonne d’eau, associés aux perspectives d’exploitation des fonds marins. D’importants progrès sont également attendus du secteur tertiaire – santé, éducation, transport, tourisme, finance – pour mieux prendre en compte la biodiversité. Enfin, les évaluations de l’Ipbes témoignent de la richesse des connaissances issues des sciences de la conservation : elles doivent être mobilisées pour accompagner l’action publique et privée en faveur de la biodiversité.
Le CS souligne également les perspectives de recherche :
  • Un indice du degré de confiance – fonction de la qualité des capacités techniques et scientifiques mobilisées d’une part, du niveau de consensus entre experts d’autre part – est attribué à chaque conclusion de l’Ipbes. Cet aspect, méconnu du public, est essentiel et inhérent à la démarche d’évaluation. Il peut inspirer la recherche sur les éléments non concluants ou non résolus nécessitant d’importants efforts de production ou de mobilisation des connaissances. Cela ne doit pas retarder l’action, bien au contraire. Dans de nombreux cas, les blocages concernent l’action elle-même : l’efficacité des instruments politiques de lutte contre l’érosion de la biodiversité (réglementation, fiscalité, certification…) est insuffisamment connue et suivie. Cela requiert des travaux pluridisciplinaires, intégrant davantage les sciences sociales et politiques et les sciences de la nature, afin de prendre en compte les contextes institutionnels, les impacts sociaux et l’équité de ces instruments. Les obstacles à l’intégration de la biodiversité dans les politiques sectorielles sont aussi peu étudiés.

 

  • Le fonctionnement des écosystèmes, la dynamique de la biodiversité et l’évolution darwinienne des organismes ainsi que les interactions entre ces trois types de processus doivent être mieux compris. Une meilleure connaissance de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes est requise pour protéger efficacement les habitats et écosystèmes insuffisamment explorés (sols, profondeurs océaniques…). Les contributions immatérielles (comme la construction des identités culturelles) restent elles aussi encore sous-étudiées. L’Ipbes appelle à identifier des indicateurs non-économiques, liés aux valeurs que les sociétés accordent à la nature, pour mesurer le bien-être national : qualité environnementale, emploi et équité, conservation de la biodiversité et capacité de la nature à contribuer au bien-être humain.
Il identifie néanmoins quelques points de vigilance et de développements nécessaires :
  • Une approche biodiversité-centrée mettant au centre des approches scientifiques de conservation la valeur intrinsèque de la biodiversité, de ses composantes et processus reste nécessaire. Une pluralité de vues s’exprime en partie autour de la notion de « contributions de la nature apportées aux populations » (Nature’s Contributions to People – NCP). Focaliser sur cette notion ne densifie pas le contenu et les perspectives des évaluations et soulève des questions épistémologiques que la communauté de recherche française doit encore penser. Comparé au schéma conceptuel des SE1, celui des NCP n’est pas innovant : présenter les SE culturels sous forme continue plutôt que discrète n’est pas un changement de paradigme2. Le changement de vocabulaire peut également brouiller les échanges entre la communauté scientifique et les décideurs et acteurs socio-économiques, acculturés au concept de SE. Enfin, la dimension anthropocentrée, voire utilitariste, des NCP et des SE limite les possibilités de concevoir des éthiques environnementales alternatives, de repenser les interactions humains / non-humains. Ces approches ne doivent pas empêcher l’Ipbes de rappeler la nécessité de conserver la biodiversité pour elle-même, son fonctionnement propre, son devenir évolutif. Cet enjeu requiert vigilance et ouverture dans les débats sur le cadre conceptuel et les finalités des travaux.

 

  • L’IPBES devrait aussi traiter la question essentielle de la croissance démographique humaine et de ses impacts sur la biodiversité. L’étude des transitions démographiques en cours, y compris en Europe, doit intégrer celle de leurs effets sur la biodiversité aux échelles locales, régionales et planétaire. La collaboration sur les scénarios avec le Giec – qui intègre cette dimension – devrait l’y aider.

 

  • Plus spécifiquement, une meilleure prise en compte des écosystèmes marins dans les évaluations appuierait la stratégie de protection de la biodiversité qui doit y être renforcée et anticipée. La superficie des eaux marines sous juridiction des pays d’Europe et d’Asie centrale – un ensemble de zones économiques exclusives réparties dans l’océan sous toutes les latitudes – atteint 36 millions de km² et englobe une grande diversité d’habitats, dont les habitats menacés de l’océan Arctique. L’évolution du climat, particulièrement rapide dans cet océan, ouvre des perspectives de nouvelles routes maritimes et d’expansion des exploitations d’hydrocarbures dont les conséquences sur la biodiversité doivent être évaluées.

 

  • Enfin, l’Ipbes pourrait mieux développer et exposer la priorisation des lacunes de recherche pour que chercheurs, décideurs et financeurs de la recherche s’en saisissent. Au-delà de l’horizon très rapproché de 2020, temps de l’évaluation du Plan stratégique mondial pour la diversité biologique, les résultats scientifiques doivent être produits rapidement et influencer les décisions politiques pour inventer des trajectoires de développement plus soutenables.

 


1 / Box Figure A (chap. 3, page 50) in: Millennium Ecosystem Assessment, 2005. Ecosystems and Human Well-being: Synthesis. Island Press, Washington, DC, 137 pp.

2 / Figure SPM 2 (page 15) et Appendix 2 (page 46) in: Summary for Policymakers of the IPBES Regional Assessment Report on Biodiversity and Ecosystem Services for Europe and Central Asia, 2018. IPBES, 48 pp.