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janvier 2019  I  Article  I  FRB  I  Autres sujets

Martre des pins : comment un prédateur peut rééquilibrer une biodiversité perturbée ?

Interview de Xavier Lambin, professeur à l’Université d’Aberdeen

Propos recueillis par Hugo Dugast (chargé de communication de la FRB) et Julie de Bouville (responsable communication de la FRB)

Relectures par Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB),  Jean-François Silvain (président de la FRB) et Agnès Hallosserie (secrétaire scientifique IPBES)

Et si les solutions aux problèmes des espèces envahissantes se trouvaient dans une nature forte et restaurée ? Telle est la conclusion d’une étude menée sur la martre des pins et dirigée par les chercheurs de l’université d’Aberdeen. Le retour de ce prédateur a en effet contribué à diminuer la population d’écureuils gris, une espèce envahissante venue des Etats-Unis, et favorisé le retour de l’écureuil roux autochtone.
Entretien avec Xavier Lambin, professeur à l’université d’Aberdeen et auteur de l’article : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ».

Martre des pins : comment un prédateur peut rééquilibrer une biodiversité perturbée ? En haut : une martre des pins (Martes martes). À gauche, un écureuil roux (Sciurus vulgaris). À droite, un écureuil gris (Sciurus carolinensis)
Comment l’écureuil gris est-il devenu en Angleterre une espèce envahissante menaçant d’extinction son petit cousin l’écureuil roux ?

L’écureuil gris (Sciurus carolinensis) a été introduit comme espèce ornementale à l’époque victorienne par de grands propriétaires terriens férus de voyages exotiques. Après plusieurs tentatives d’introduction infructueuses, l’écureuil gris finit par prendre pied en Angleterre et s’y plaît au point de menacer l’écureuil roux (Sciurus vulgaris), en entrant en compétition avec lui sur la même ressource alimentaire, les glands de chênes, qu’ils consomment moins mûrs et donc avant les écureuils roux. Son expansion a causé un déclin progressif de son concurrent, avec un impact invisible au départ, comme c’est souvent le cas avec les espèces envahissantes. Ce déclin s’est accéléré dans les années 90 avec la diffusion du virus de la variole de l’écureuil (Squirrelpox Virus), à partir des populations d’écureuils gris, qui sont des porteurs sains et qui ont contaminé les roux qui en meurent. Aujourd’hui, les écureuils roux ont disparu des 9/10ème de l’Angleterre

L’écureuil gris a-t-il eu d’autres impacts au Royaume-Uni, au-delà de la disparition des écureuils roux ? 

En plus des glands, autres graines et oisillons, l’écureuil gris mange l’écorce des chênes et des hêtres. Il fragilise ainsi ces arbres et altère leur valeur économique. Exploitées pour la fabrication du vernis et des planches au sud de l’Angleterre, ces espèces ne sont plus plantées aujourd’hui. À l’échelle de 50 ans, ce changement de pratique entraîne un changement d’utilisation des terres, et donc la disparition potentielle des forêts de feuillus. Les impacts à long terme sur l’apparence des paysages et la biodiversité peuvent être catastrophiques.

Quelles solutions ont été mises en place pour endiguer le problème ?

Malheureusement, aucune solution financièrement acceptable n’a été trouvée à ce jour. La chasse est inefficace et l’utilisation de produits contraceptifs donne des résultats encore aléatoires. Au début des années 2010, une solution naturelle a émergé avec le retour de la martre des pins. Ce petit mustélidé, longtemps pourchassé par les chasseurs car il s’attaquait au gibier, fut éliminé des 9/10ème du Royaume-Uni. Seul un reliquat de population a subsisté dans le nord-est du Royaume, notamment dans des habitats de clairières et de forêts peu denses. Les populations ont commencé à se reconstituer grâce à un programme de protection dont a bénéficié l’espèce à la fin des années 70. Martes martes a mis 30 ans pour recoloniser le nord de l’Ecosse et, très récemment, franchir la frontière avec l’Angleterre. Les chercheurs ont constaté que dans les territoires où la martre est présente, les populations d’écureuil gris diminuent. En effet, l’écureuil gris, deux fois plus gros que le roux, trouve sa nourriture au sol. Moins agile, il échappe plus difficilement à la martre. Le roux, plus léger, va au bout des branches pour trouver refuge. La martre qui est quatre fois plus grande que lui ne peut pas l’atteindre. La population d’écureuils roux n’est donc pas affectée par la présence de la martre. Ceci s’explique par des millénaires de coévolution des deux espèces. Dans les zones dont est originaire l’écureuil gris, celui-ci ne coexiste pas avec un prédateur équivalent. Le gris n’a donc pas changé de taille et il ne se méfie pas de la martre, comme en témoigne une étude menée sur les habitudes alimentaires des écureuils en présence d’une odeur de martre (Sheehy et al. 2018). Le gris n’a pas ou peu développé de comportements de défense spécifiques en présence de son prédateur, alors que le roux est bien plus vigilant.

Quelle leçon est à tirer de ces observations ?

Dans le cas général, les processus d’introduction de prédateurs sont néfastes. Lorsque ces espèces réussissent à s’implanter dans les écosystèmes d’accueil, elles deviennent envahissantes à mesure qu’elles déciment les proies non habituées à leur présence. Rien qu’en Australie, en deux siècles, on a dénombré 29 espèces de mammifères éteintes en lien avec l’introduction de nouveaux prédateurs (Woinarski et al. 2015). Ce fut le cas par exemple lors de l’introduction du renard qui a décimé les populations de marsupiaux.

Dans le cas de la martre, il s’agit de la résurgence d’une espèce locale dans un écosystème qui avait co-évolué avec elle. L’écureuil gris, espèce introduite, se trouve donc à son tour confronté à un prédateur auquel il n’est pas habitué. Ainsi, un écosystème restauré, en meilleur état et dans lequel tous les niveaux de la chaîne alimentaire sont présents, est donc plus à même de résister à une invasion, et même à refouler une espèce envahissante. Cette efficacité de la martre face à la prolifération des écureuils gris plaide en faveur de sa réintroduction à travers le Royaume-Uni.

 

Les britanniques sont-ils prêts à vivre de nouveau avec la martre des pins ?

La lutte biologique, c’est à dire le fait de lutter contre les espèces envahissantes à l’aide d’organismes vivants, peut permettre d’économiser des sommes considérables. Ici, en Angleterre, sans compter les pertes économiques induites par la dégradation des arbres, 30 à 40 millions de livres par an sont dépensées sans succès pour enrayer les effets délétères de l’écureuil gris.

Cependant, la réintroduction de la marte comme alternative n’aura de succès qu’avec l’adhésion de la population et notamment des chasseurs ou des éleveurs. Du côté des chasseurs, des notes techniques ont été produites pour adapter les cages à faisans afin que les martres n’y entrent pas. Les chasseurs du nord de l’Angleterre ont même rencontré ceux d’Irlande, qui se sont eux déjà accommodés de la présence de la martre. Cette réintroduction demande donc un travail de fond, d’éducation, de compréhension, de proposition de solutions techniques, pour que le système de lutte biologique ne soit pas menacé par des intérêts corporatifs. Les gens perçoivent de manière très différente un retour pas à pas, naturel, d’une espèce par rapport à une réintroduction imposée par l’Etat. Il faut, en amont, un travail de pédagogie, en rappeler les aspects positifs et réinsérer l’espèce dans l’histoire du territoire en rappelant que les parents ou grands-parents des habitants actuels l’ont connue. Il convient aussi de réduire l’anxiété des « conservationnistes » qui craignent que la martre ne décime l’écureuil roux après en avoir fini avec le gris. Cela va prendre du temps, mais il faut un consensus social pour que la solution soit viable. La biologie est essentielle. Mais les sciences sociales et économiques sont aussi importantes.

 

À l’occasion du nouveau rapport de l’IPBES sur l’état de la biodiversité mondiale prévu pour mai 2019, la FRB donne chaque mois la parole à des scientifiques qui travaillent sur les menaces qui pèsent sur la biodiversité, mais aussi sur les solutions pour y remédier.  Juristes, économistes, biologistes de la conservation sont autant de chercheurs qui offriront chacun un éclairage précis sur l’état et le devenir des espèces et de leurs écosystèmes. Le premier thème abordé est celui des espèces envahissantes, 4e cause de perte de biodiversité dans le monde.