fermer
retour en haut de la page
Publications
Accueil > Publications > La science face à la désinformation : quelle place dans le débat public?
septembre 2025  I  Interview  I   I 

La science face à la désinformation : quelle place dans le débat public?

Interview de Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS et directeur adjoint scientifique de l’Institut Écologie et Environnement.

Propos recueillis par Julie de Bouville, responsable de la communication internationale (FRB).

Dans un contexte où la désinformation et les attaques contre la science se multiplient, quelle place peut encore occuper la parole scientifique dans le débat public ? Comment expliquer que, face à l’effondrement du vivant, les données de la recherche peinent encore à faire basculer les décisions politiques et les comportements collectifs ? 

La science face à la désinformation : quelle place dans le débat public?

Directeur de recherche au CNRS et directeur adjoint scientifique de l’Institut Écologie et Environnement, Philippe Grandcolas s’interroge depuis plusieurs années sur ces tensions entre savoir et pouvoir, expertise et action. À l’occasion de la publication prochaine de son ouvrage La biodiversité, urgence planète – Notre monde vivant en danger expliqué à tous (éditions Tallandier, septembre 2025), il revient pour nous sur les blocages culturels, politiques et cognitifs qui freinent encore la transition écologique. 

Dans cet entretien, le scientifique plaide pour un sursaut collectif : repenser nos représentations du vivant, renouveler les formes de médiation scientifique, et replacer la biodiversité au cœur de nos choix de société. 

Face aux attaques croissantes contre la science, comment la communauté scientifique doit-elle, selon vous, réagir aujourd'hui ?

Nous traversons un moment particulièrement étonnant. Avant de savoir comment agir, il faut d’abord établir un constat. Ce constat ne se limite pas à pointer la montée de la désinformation ou les décisions absurdes de certains responsables politiques. Il faut s’interroger plus en profondeur : pourquoi ces dérives sont-elles possibles aujourd’hui ? 

 

Bien sûr, il y a des conflits d’intérêt — des responsables politiques soucieux de conserver leur électorat à tout prix, ou des groupes industriels qui veulent maintenir leur rentabilité malgré l’évidence des impacts environnementaux. Mais il y a aussi une grande part d’incompréhension. Beaucoup de personnes, sans être de mauvaise foi, ne comprennent tout simplement pas les enjeux scientifiques. C’est cette double cause — conflits d’intérêt et mauvaises représentations culturelles — qui rend possible la crise actuelle. 

Peut-on prendre un exemple concret ?

Oui. Prenons la récente “loi Duplomb” sur les pesticides. Sur les 316 députés qui l’ont votée, il n’y avait évidemment pas 300 personnes corrompues. Mais beaucoup votent sans comprendre les équilibres entre les bénéfices agricoles et les risques sanitaires ou environnementaux. Certains ne savent pas ce qu’est l’agriculture vivrière, ou la différence entre toxicité aiguë et chronique. Un discours de précaution à propos de la disparition des pollinisateurs ou la protection de la santé humaine est perçu comme un discours d’opposition politique sans fondement scientifique. Le problème n’est pas seulement politique ou éthique, il est aussi cognitif et culturel.  

Vous parlez souvent de "représentations culturelles", de quoi s'agit-il exactement ?

Nos représentations culturelles sont les images mentales, les croyances partagées, les simplifications que nous utilisons pour interpréter le monde. Dans nos sociétés occidentales, la nature est perçue comme extérieure à nous. On parle de “retour à la nature”. Mais cette nature est souvent réduite à quelques espèces visibles. La diversité génétique ou les relations écologiques complexes ne sont pas perçues. 

 

Cela explique qu’on tolère certains discours simplistes : “On remplacera les pollinisateurs par des ruches”. Or la pollinisation ne repose pas que sur l’abeille domestique mais sur 5000 espèces d’insectes en France. “On récolte les betteraves avant la fleur, donc pas de problèmes pour les pollinisateurs si on traite cette culture”. Or les pesticides voyagent avec l’eau et le vent et polluent les zones avoisinantes où les pollinisateurs butinent. Ce que la science décrit, c’est une complexité du vivant que notre culture peine à intégrer. 

Est-ce le rôle des scientifiques de changer cette culture ?

Absolument. Les scientifiques doivent s’engager, mais pas seulement en vulgarisant. Expliquer une notion scientifique, c’est utile, mais ce n’est pas suffisant. Il faut aller plus loin : changer les représentations, réintroduire la complexité dans l’espace public. 

 

Et cela passe par des formes nouvelles de médiation. Il faut surprendre, raconter, créer de l’émotion. J’utilise parfois des métaphores très concrètes : pour illustrer la différence entre toxicité aiguë et chronique, je parle d’une personne qui boit quatre bouteilles de whisky d’un coup, versus celle qui boit quelques verres de trop chaque jour pendant dix ans. Dans le cas de la loi Duplomb, nous serons confrontés à une toxicité chronique qui rendra malade les écosystèmes et notre santé à petit feu. Tout le monde comprend cette image. 

Comment agir face à la désinformation ?

Il faut accepter que les raisonnements purement rationnels ne suffisent pas. Contre des discours irrationnels, argumenter froidement peut être inefficace. Il faut parfois passer par l’humour, la métaphore, la surprise. 

 

J’ai participé à des dialogues entre scientifiques et humoristes : l’exercice est difficile mais plein d’enseignements. On apprend ainsi que faire rire peut désarmer. Montrer, par exemple, que certaines inventions technologiques présentées comme des solutions miracles sont en réalité grotesques — comme le “riz doré” OGM qu’il faudrait consommer par kilos pour atteindre un effet de supplémentation vitaminique. Ou le cochon transgénique industriel censé produire un lisier moins polluant. Ces exemples frappent les esprits car ils sont absurdes et montrent combien l’on s’égare au lieu d’aller vers de vraies solutions fondées sur la nature. 

Cela suppose un vrai changement du côté des scientifiques eux-mêmes, non ?

Oui, et ce changement a déjà commencé. Il y a toujours eu des chercheurs très engagés dans la médiation. D’autres s’y mettent peu à peu, encouragés par leurs institutions. Ce qui est important, c’est que chacun agisse à son niveau. Tout le monde ne deviendra pas vulgarisateur, mais chacun peut être un passeur de connaissance. 

 

Il faut aussi combattre l’idée que le scientifique serait une pythie isolée dans son temple, qui ne doit pas s’engager. Aujourd’hui, partager la connaissance fait partie de notre responsabilité scientifique et sociale. La connaissance est un bien commun, pas juste une archive sur un serveur scientifique, ou un brevet à faire exploiter par une industrie. 

Mais cela reste difficile face à un contexte politique très clivant.

C’est vrai. Nous sommes dans une période de crispation, d’anxiété, de replis identitaires. Cela favorise les discours populistes, les solutions simplistes. Les transformations profondes inquiètent. 

 

Mais paradoxalement, c’est aussi un moment d’opportunité. Beaucoup de gens comprennent qu’il faut changer. La pétition contre la loi Duplomb l’a montré : plus de deux millions de signataires, sans clivage politique. Des gens simplement conscients que certains choix ne sont plus acceptables. 

 

En réalité, il y a une grande diversité d’états d’esprit dans la société. Certains ont toujours voulu la transformation. D’autres, nouveaux, la rejoignent car ils en ressentent l’urgence. Et puis, certains régressent, sous l’effet de l’anxiété ou du clivage politique. Dans ce climat mouvant, des groupes industriels font pression pour maintenir le statu quo. Ils sont aux abois. L’émergence de nouveaux enjeux comme les agrocarburants ou la biomasse renforce leur volonté de tromper ou de passer en force. 

 

Le changement d’opinion progresse, mais il est contrecarré par des causes structurelles de raidissement. Le changement transformateur que nous appelons de nos vœux suppose un changement de valeurs, mais aussi de structures sociétales. Or ce changement structurel ne viendra pas d’un miracle politique. Il repose sur des incitations économiques, comme le rappelait l’accord de la COP15. On y affirmait la nécessité de diminuer les subventions négatives et d’augmenter les subventions positives. Pourtant, rien n’est fait en ce sens. 

 

Il faudrait créer un effet levier, faire des circuits courts et de l’agriculture durable des moteurs économiques. Cela pourrait fonctionner, en associant les parties prenantes. Mais aujourd’hui, les subventions négatives dominent et les subventions positives sont dérisoirement faibles. On atteint la limite de l’action individuelle. Sans politique publique, le passage à l’échelle reste illusoire et les petits agriculteurs souffrent et disparaissent. 

Quels sont les autres leviers de changement ?

L’économie. Il faut réconcilier économie et biodiversité. Ce n’est pas une opposition. Produire autrement peut être rentable, à condition de revoir nos incitations : moins de subventions négatives, plus de soutien aux pratiques durables, associer positivement les parties prenantes (collectivités, agences de l’eau, assurances maladies, entreprises, etc.) aux mécanismes économiques, légiférer sur des prix d’achat garantis et sur la lutte contre les distorsions, etc. 

 

Le droit aussi : la charte de l’environnement a valeur constitutionnelle, mais elle a jusqu’à présent été peu mobilisée. Il y a des outils juridiques puissants à disposition, encore faut-il les utiliser. Avec les saisines du conseil constitutionnel à propos de la loi Duplomb, on a vu que cette charte peut avoir une valeur opérationnelle, mais tout de même relativement limitée par les conceptions culturelles que nous avons à propos des risques toxiques et du principe de précaution. 

 

Enfin, il y a l’ancrage local et le relationnel. La biodiversité ne doit pas être perçue comme lointaine. Elle est présente dans nos villes, nos champs, nos modes de consommation. Mieux manger, consommer local, favoriser les circuits courts : ce sont des leviers très concrets, positifs, qui peuvent être portés par chacun. 

Comment créer un basculement culturel durable ?

Changer une culture, c’est difficile. Cela passe par la répétition, la cohérence, le collectif. Il faut des récits partagés, des exemples incarnés, des politiques publiques ambitieuses. Et aussi des espaces de dialogue entre sciences, citoyens, artistes, élus. 

 

Il faut montrer que le changement de mode de vie n’est pas une punition. Manger bio, vivre dans un environnement sain, c’est d’abord une promesse de mieux-être. L’écologie doit être désirée et facilitée, pas imposée. 

Un dernier mot sur la responsabilité de la communauté scientifique ?

Nous devons être présents dans le débat public, sans arrogance ni dogmatisme. Faire comprendre que la science ne donne pas des vérités absolues, mais des connaissances solides, perfectibles, nécessaires pour agir. Rappeler que la liberté suppose l’accès au savoir. Et surtout, cultiver le partage, l’humilité, la rigueur, la curiosité. 

 

C’est de cette posture que pourra naître une véritable culture commune du vivant, partagée et agissante.