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juillet 2022  I  Article  I  Ipbes  I  Biodiversité et réglementation

Privatiser pour mieux conserver : quelles sont les limites ?

Interview de Valérie Boisvert, professeur à l’Institut de géographie et durabilité (IGD) et à la Faculté de Géosciences et d’Environnement de l’Université de Lausanne, membre du Conseil scientifique de la FRB

Propos recueillis par Pierre Tousis, chargé de communication à la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB)

Promouvoir des modes d’appropriation des ressources naturelles durables est un des enjeux majeurs des politiques environnementales internationales. Qu’il s’agisse de conservation de la biodiversité (incluant les aires protégées et les programme de protection des espèces), d’utilisation durable de la biodiversité ou de partage juste et équitable des avantages issus des ressources génétiques, la nécessité de définir les droits des différentes parties prenantes est présentée comme un prérequis absolu. Le modèle d’appropriation privée de l’environnement est parfois considéré comme économiquement rationnel et justifié. Cependant, la promotion d’un tel modèle relève d’un parti pris idéologique, parfois éloigné de la réalité. Valérie Boisvert nous parle de ce phénomène et de ses limites.

Privatiser pour mieux conserver : quelles sont les limites ? Au Zimbabwe, la chasse des éléphants par des acteurs privés autour des parc nationaux pour la régulation des individus est encore pratiquée, mais controversée.

Depuis quand une certaine tendance à la privatisation des espaces naturels s’est-elle développée ?

 

La privatisation est une idée très présente dans les politiques de conservation depuis les années 1980. Cette idée est liée au tournant néo-libéral dans les campagnes de conservation de l’environnement. Dans les pays du sud, elle était associée à des injonctions faites par les bailleurs de fonds à développer des droits de façon systématique, à la fois sur le foncier et sur les ressources. Dans l’imaginaire associé aux politiques de conservation, l’idée selon laquelle on ne peut conserver ou gérer que ce que l’on possède était très présente. Pour cela, il devait alors exister des droits de propriété sur les ressources sauvages pour qu’elles soient gérées de façon adéquate. De plus, dans ces années-là, s’opposer au marché ne semblait pas efficace. Il était plus judicieux d’envisager une exploitation durable des ressources. L’idée qu’on peut sauver la nature en l’exploitant relevait d’une question de pragmatisme. Quand on constate qu’on ne parvient pas à s’opposer aux pratiques illégales comme le braconnage, il relève du bon sens de se tourner vers des efforts de traçabilité des ressources sauvages exploitées plutôt que de tenter de prohiber ces marchés.  

 

 

Quelles ont été les premières applications de ce modèle de gestion ?    

 

Les premiers projets, très débattus, concernaient les espèces menacées de la faune et de la flore. Ces débats étaient liés à la Convention de Washington de 1973 (la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction – Cites) ou à des aspirations à déclasser certaines populations, notamment celles d’éléphants d’Afrique australe. Certains pays considéraient qu’après les efforts engagés pour le développement d’aires protégées, des populations d’éléphants étaient trop importantes au regard de la superficie des aires. Ainsi, accorder la gestion des droits de chasse à des communautés en périphérie des parcs nationaux pouvait être une solution. Or, si les populations d’éléphants ont pu augmenter, c’est avant tout grâce aux parcs nationaux.  

 

 

La mise en place de ce modèle de gestion est-il efficace ?  

 

Du point de vue de l’efficacité, la privatisation est difficilement justifiable. Il est difficile d’isoler ces effets de celles des politiques passées. Et on ne dispose pas d’évaluations de l’efficacité intrinsèque de l’outil consistant à développer des droits de propriété, cependant, il a été mis en avant pour d’autres critères. Par exemple, pour des questions d’équité et pour répondre à des mouvements sociaux. De nombreuses ONG s’élèvent contre des politiques de conservation publiques excluant les populations locales, les privant d’accès à un certain nombre de ressources. Le modèle privé propose d’accéder à des ressources économiques en échange de ressources biologiques. Malgré tout, il existe dans l’imaginaire économique dominant d’inspiration libérale l’idée selon laquelle la propriété est associée à la responsabilité et à la bonne gestion. Mais il n’existe pas de démonstration théorique de la supériorité de la propriété privée sur d’autres formes d’appropriation : cette idée est purement idéologique.  

 

 

Le modèle privé peut-il remplacer une gestion publique de l’environnement ?

 

Bien souvent, la privatisation est envisagée en complément d’efforts mis en place à travers des politiques publiques. Le but est de les prolonger sur de nouveaux espaces, car les réserves foncières allouées à la conservation sont limitées et s’appuyer sur des intérêts privés est un moyen de conserver plus de territoires. C’est ce qui est mis en avant pour justifier les projets de banques de conservation.  

 

 

Cela peut-il favoriser le développement local et les valeurs locales associées à la nature ?   

 

Exclure les populations locales des politiques et des espaces dédiés à la conservation est injustifiable d’un point de vue éthique et politique. Il existe de plus en plus de lectures décoloniales des politiques de conservation qui accusent les parcs nationaux de fonctionner sur des représentations de la conservation occidentales. Ces nouvelles lectures rejettent le principe qu’au nom de la préservation de la biodiversité, qui est un patrimoine commun de l’humanité, on impose des restrictions d’usages à des populations locales dans des États souverains. C’est une forme d’impérialisme vert.  

 

 

Il y a eu un engouement certain il y a une dizaine d’années pour ce modèle de gestion. Pourquoi cet élan s’est-il essoufflé aujourd’hui ?    

 

Comme tout ce qui touche à l’exploitation des ressources dans la perspective de les sauver ou de les conserver, il existe des limites qui sont celles des marchés. Si on décide de s’appuyer sur l’exploitation économique d’un écosystème pour en tirer des revenus suffisants utiles à une conservation à grande échelle, il faut qu’il y ait de la demande. Lorsque ces modèles ont été mis en place, les marchés n’étaient pas forcément au rendez-vous, aucune étude de marché n’ayant réellement été réalisée en amont. Pour que l’économie puisse être un argument, il faut de vrais revenus. 

 

 

Que pensez-vous des prises de positions fortes quant à la direction à prendre pour la gestion de l’environnement ? 

 

Le danger de telles propositions, c’est de les préconiser d’un point de vue globale et d’en faire des solutions. Si on associe la conservation de la forêt tropicale à l’exploitation des produits non ligneux ou des molécules naturelles qu’elle contient et qui pourraient être utilisées pour la cosmétique ou l’industrie pharmaceutique, cela signifie que des marchés doivent se développer. Il faut que la demande en ressources issues des milieux naturels soit suffisant pour devenir un levier afin de conserver l’environnement. Or, il existe des écosystèmes ayant un grand intérêt biologique en termes de diversité mais qui ne recèlent pas pour autant de produits d’intérêt pour les marchés. Il n’existe pas de corrélation entre les deux. 

 

 

Existe-t-il des exemples d’évolution de programmes basés sur un tel modèle de gestion ? 

 

Je pense au programme de gestion Gelose (Gestion localisée et sécurisée), mis en place à Madagascar et qui visait à donner aux communautés locales des droits sur la forêt et sur les ressources naturelles. Les difficultés de mettre sur pied des institutions de gestion locale se sont multipliées. Il y a eu des problèmes de gouvernance et de capture par des élites avantagées. C’est aussi ce qu’il s’est passé avec le programme Campfire qui visait à associer à la gestion de droits de chasse des populations vivant en périphérie de parcs nationaux au Zimbabwe. Le programme a fait beaucoup parler de lui, mais les résultats n’ont pas été probants. Généralement, lorsque les financements cessent, les projets disparaissent. On pourrait dire que c’est un prolongement de ce rapport colonial qu’un certain nombre d’ONG contestaient dans la gestion publique. Donner des droits d’un genre nouveau sur des usages nouveaux encadrés de manière très spécifique par des populations qui n’ont pas forcément les formes d’organisation et les instances pour se saisir efficacement de tout ça, c’est souvent difficile.  

 

 

Vers quel modèle devrions-nous nous tourner à l’avenir ?  

 

C’est difficile de renoncer à un modèle unique. L’important, c’est de ne pas tout miser sur l’économie, qui a été très présente. Il faut arrêter de penser que les arguments et incitations monétaires sont les seuls arguments perceptibles par les acteurs, qu’il s’agisse du grand public ou des politiques. Les choix d’aménagement du territoire et de conservation de l’environnement sont des questions complexes. Il faut remettre l’économie à sa place en prenant conscience que les représentations qu’on s’en fait dans le monde de la conservation sont plus idéologiques que théoriques et ne correspondent pas toujours à la réalité des pratiques économiques.

#Ipbes9

À l’occasion de la publication de deux rapports majeurs par l’Ipbes sur « l’évaluation des valeurs associées à la nature » et « l’utilisation durable des espèces sauvages » lors de sa neuvième session plénière en juillet 2022, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité donne la parole aux chercheurs et acteurs pour aborder ces thématiques sous différents angles. 

 

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Intervenante

Valérie Boisvert, professeur à l’Institut de géographie et durabilité (IGD) et à la Faculté de Géosciences et d’Environnement de l’Université de Lausanne, membre du Conseil scientifique de la FRB

Références utiles

Bruno Sarrasin, « La Gestion LOcale SÉcurisée (GELOSE) : L’expérience malgache de gestion décentralisée des ressources naturelles », Études caribéennes [En ligne], 12 | Avril 2009, mis en ligne le 15 avril 2009, consulté le 08 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/3664 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudescaribeennes.3664 

 

Bruno Ramamonjisoa, Hervé Rakoto Ramiarantsoa et Thorkil Casse, « La Loi Gelose et le transfert de gestion des Ressources Naturelles à Madagascar », Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], 257 | Janvier-Mars 2012, mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 08 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/com/6476 ; DOI : https://doi.org/10.4000/com.6476 

 

Patrick Dieudonné et Hervé Rakoto Ramiarantsoa, « La Loi Gelose comme outil social de la ressource forestière », Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], 258 | Avril-Juin 2012, mis en ligne le 01 avril 2015, consulté le 07 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/com/6615 ; DOI : https://doi.org/10.4000/com.6615

 

Pierre Kabeya Tchakatumba, Edson Gandiwa, Emmanuel Mwakiwa, Bruce Clegg & Simukayi Nyasha (2019) Does the CAMPFIRE programme ensure economic benefits from wildlife to households in Zimbabwe?, Ecosystems and People, 15:1,119-135, DOI: 10.1080/26395916.2019.1599070 

 

CHILD, Brian. “Zimbabwe’s CAMPFIRE Programme: Using the High Value of Wildlife Recreation to Revolutionize Natural Resource Management in Communal Areas.” The Commonwealth Forestry Review, vol. 72, no. 4, 1993, pp. 284–96. 

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