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janvier 2019  I  Synthèse  I  FRB  I  Biodiversité et climat

La compétition mondiale entre les pêcheries et les oiseaux marins persiste malgré leur déclin généralisé

Référence : D. Grémillet, A. Ponchon, M. Paleczny, M.-L. D. Palomares, V. Karpouzi, D. Pauly (2018) Persisting Worldwide Seabird-Fishery Competition Despite Seabird Community Decline. Current Biology 28, 1-5 ; https://doi.org/10.1016/j.cub.2018.10.051

Synthèse par Jean-François Silvain (président de la FRB)

Relecture par David Grémillet (directeur de recherche au CNRS) et Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB)

La compétition mondiale entre les pêcheries et les oiseaux marins persiste malgré leur déclin généralisé Le fou du Cap, ici un adulte et son petit en Afrique du Sud, est une espèce d’oiseau marin qui doit faire face à la pêche sud-africaine minotière, c’est-à-dire qui prélève les petits poissons pélagiques afin de nourrir les saumons d’élevage. © David Grémillet

En 2011, l’article de Cury et al. Global Seabird Response to Forage Fish Depletion — One-Third for the Birds soulignait combien les oiseaux marins étaient dépendants des ressources marines dans certaines régions du monde. Grémillet et ses collègues démontrent aujourd’hui que la compétition entre les oiseaux marins et les pêcheries est un facteur de stress significatif à l’échelle globale sur la période 1970-2010, pour une communauté mondiale d’oiseaux marins qui a décliné de 70 % depuis 1950 (Paleczny et al., 2015).

Méthode

Afin de mettre en évidence les phénomènes de concurrence mondiale entre les pêcheries et les oiseaux de mer, les auteurs ont analysé la base de données des oiseaux de mer Sea Around Us (Paleczny et al., 2015) sur la période 1970 à 2010, scindée en deux époques : 1970-1989 (époque 1) et 1990-2010 (époque 2).

 

Le choix de cette période est justifié à deux titres, d’une part, c’est celle pendant laquelle les données sur les populations d’oiseaux de mer sont les plus abondantes et d’autre part, pendant celle-ci, les captures de la pêche maritime mondiale ont doublé (Pauly & Zeller, 2016). L’analyse englobe 276 espèces d’oiseaux marins réparties en 1 482 populations, avec 0,53 et 0,47 milliard d’individus respectivement pour les époques 1 et 2, ce qui correspond à 62% et 60% de la population mondiale d’oiseaux marins.

 

La consommation alimentaire annuelle des oiseaux de mer a été estimée par modélisation bioénergétique et en prenant en compte les effectifs régionaux d’oiseaux de mer, les distributions spécifiques à chaque espèce, les taux métaboliques et les régimes alimentaires.

 

Les auteurs ont également cartographié la pression prédatrice des oiseaux de mer sur les organismes marins, en utilisant les aires de distribution estimées des oiseaux marins en mer pendant et en dehors de la saison de reproduction.

 

Ces informations ont été confrontées aux cartes mondiales des captures reconstituées des taxons d’organismes marins ciblés conjointement par les oiseaux de mer et les pêcheries (Pauly & Zeller, 2016 ; Pauly, 2016).

 

La concurrence entre les oiseaux de mer et la pêche a été évaluée pour chaque zone (sur un maillage de 0.5°) et chaque période de temps, en utilisant un taux de chevauchement de l’utilisation des ressources qui va de 0 (pas de chevauchement) à 1 (chevauchement complet).

 

Résultats

La consommation alimentaire annuelle mondiale des oiseaux de mer a diminué de 19 %, passant de 70 à 57 millions de tonnes métriques entre les époques 1 et 2. Cette diminution s’observe principalement dans l’océan Austral et dans l’Atlantique Nord, et est particulièrement marquée chez les pétrels plongeurs (66 %), les sternes (48 %) et les frégates (47 %). La consommation de céphalopodes (principalement les calmars) par les oiseaux de mer a diminué de 31 %, tandis que celle des euphausiacés (principalement le krill antarctique, Euphausia superba) et des petits poissons pélagiques ont diminué de 21 % et 16 % respectivement.

 

Contrairement aux tendances observées pour la communauté mondiale des oiseaux de mer, les rendements globaux des pêcheries mondiales sont passés de 59 à 65 millions de tonnes métriques par an entre les périodes 1 et 2, avec une augmentation de 5 % de la capture de petits poissons pélagiques, une augmentation de 8 % pour les autres poissons, de 91 % pour les calmars et une diminution de 48% pour le krill. Les captures des pêcheries ont diminué entre l’époque 1 et l’époque 2 dans certaines zones (par exemple, l’Atlantique nord-ouest et la mer de Béring). Cela pourrait être dû à une réduction de l’effort de pêche, mais plus probablement à une diminution de la disponibilité des proies.

 

De manière surprenante, malgré la réduction de la pression prédatrice exercée par les oiseaux de mer, les analyses indiquent que la concurrence globale entre les oiseaux de mer et les pêcheries est restée à des niveaux similaires entre l’époque 1 et l’époque 2. Plus précisément, les auteurs ont constaté que le taux de chevauchement moyen des ressources était de 0,429 ± 0,263 pour l’époque 1 et de 0,436 ± 0,249 pour l’époque 2. Entre les deux époques, le taux de chevauchement des ressources a diminué d’au moins 1 % dans 46 % des zones, a augmenté d’au moins 1 % dans 48 % des zones et est resté stable (différence < 1 %) dans 6 % du domaine marin.

 

En revanche, cette stabilité de la concurrence cache de fortes disparités régionales, avec une concurrence augmentée entre les pêcheries et les oiseaux de mer entre les deux époques, notamment dans la majeure partie de l’océan Austral, ainsi que sur les plateaux continentaux asiatiques, la mer Méditerranée, la mer de Norvège et la côte californienne. Ces résultats sont cohérents avec des analyses régionales, notamment dans les courants de Californie et de Humboldt (Sydeman et al., 2017). Jusqu’à présent, la seule évaluation mondiale de la concurrence entre les oiseaux de mer et la pêche avait été réalisée pour les années 1990 (Karpouzi et al., 2007). Les auteurs avaient alors estimé le chevauchement des ressources mondiales pendant une année moyenne de cette décennie et identifié une série de points chauds en matière de concurrence, notamment l’Atlantique Nord, la mer Méditerranée et les plateaux continentaux asiatiques. Une synthèse récente (Sydeman et al., 2017) recensant 94 études d’observation et expérimentales traitant de la concurrence entre les oiseaux de mer et les pêcheries dans des environnements marins spécifiques avait conclu à l’existence d’un fort biais géographique et en particulier à la trop faible prise en compte des zones tropicales.

 

Discussion

Les pêcheries ont un impact significatif sur les écosystèmes marins (Pauly et al., 1998 ; Jackson et al., 2001 ; Worm et al., 2006) et concurrencent la mégafaune marine par captation des poissons et des invertébrés. Ainsi, une étude menée sur 14 espèces d’oiseaux de mer se nourrissant de petits poissons pélagiques et de krill dans sept écosystèmes marins a montré que leurs performances de reproduction étaient affectées (diminution et variabilité de la reproduction) lorsque leur ressource en proies passait en dessous du tiers de son abondance maximale, déterminée par des études à long terme (Cury et al., 2011). Des travaux récents ont également confirmé des impacts importants de la pêche sur l’abondance des oiseaux de mer dans l’Upwelling du Pérou, même en tenant compte des facteurs climatiques (Barbraud et al., 2018).

 

Malgré des limites potentielles décrites en annexe et la diminution du nombre d’oiseaux de mer dans le monde, les analyses mettent en évidence une concurrence soutenue entre les pêcheries et les oiseaux de mer dans les dernières décennies. La compétition avec les pêcheries est observée pour certains groupes d’oiseaux de mer en déclin, tels que les sternes, mais pas pour d’autres, notamment les pétrels plongeurs, qui sont également planctonophages. Néanmoins, c’est la communauté des oiseaux de mer dans son ensemble qui est mise en péril par les pêcheries, et cette pression peut encore augmenter dans le cadre de programmes d’exploitation équilibrés (Garcia et al., 2015), qui prévoient d’exploiter tous les niveaux trophiques, y compris le zooplancton (Pauly et al., 2016).

 

La communauté des oiseaux de mer est affectée par un certain nombre d’autres menaces (Croxall et al., 2012) qui se cumulent à la baisse de disponibilité de la ressource en nourriture induite par la concurrence avec les pêcheries :

  • la récolte directe d’adultes, de juvéniles et d’œufs a probablement historiquement entraîné les déclins de populations les plus importants, en particulier dans l’Atlantique Nord. Cette mortalité supplémentaire persiste aujourd’hui, sous la forme de prises accidentelles par les engins de pêche,
  • la destruction des habitats de reproduction et leur colonisation par des espèces envahissantes et des agents pathogènes,
  • les impacts des marées noires et des pollutions chimiques et plastiques (Wilcox et al., 2015).
  • le changement climatique qui a un impact significatif sur les populations d’oiseaux de mer, directement et indirectement. Dans le dernier cas, cela peut entraîner des changements dans la disponibilité spatio-temporelle de la nourriture pour les oiseaux de mer (Cristofari et al., 2018), ce qui peut se produire en parallèle avec les impacts de la pêche et compliquer l’attribution du déclin de la population d’oiseaux de mer aux conséquences soit du changement climatique soit de la pêche (Frederiksen et al., 2004).

 

Cette situation de pressions cumulées est préoccupante, car l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a identifié les oiseaux de mer comme étant le groupe d’oiseaux le plus menacé : 38 % des 346 espèces d’oiseaux de mer sont classées comme menacées ou quasi menacées, avec pour près de la moitié de toutes les espèces un déclin de la population connu ou suspecté (UICN, 2018).

 

La concurrence avec les pêcheries doit donc être considérée comme l’un des nombreux facteurs de stress qui influent sur la valeur adaptative des différents oiseaux de mer (Grémillet et al., 2016) et, en définitive, sur le devenir de leurs populations (Krüger et al., 2018). Comme l’indique cette étude, cette menace ne doit pas être négligée car elle est substantielle, persistante et globale.

 

Une meilleure gestion des pêches dans le monde (Lescroël et al., 2016) doit être engagée, avec l’objectif de restaurer la fonctionnalité et la résilience des écosystèmes marins.

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