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février 2019  I  Article  I  FRB  I  Biodiversité et océans

Les poissons d’eaux profondes : à pêcher avec grande modération

Auteur : Pascal Lorance (chercheur à l’Ifremer)

Relectures : Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB), Jean-François Silvain (président de la FRB), Hugo Dugast (chargé de communication), Agnès Hallosserie (secrétaire scientifique IPBES), Julie de Bouville (Responsable communication)

Pourquoi des poissons vivants entre 800 et 1 500 mètres de profondeur se sont retrouvés sur nos étales ? Les chalutiers européens se sont tournés vers cette ressource, ayant déjà bien atteint les populations de poissons plus accessibles. Cette nouvelle pêche s’est vite avérée problématique, mais des mesures de régulation ont permis de sauvegarder ces poissons des profondeurs.

Les poissons d’eaux profondes : à pêcher avec grande modération Dessins datant de la fin du XIXe siècle représentant un sabre noir (Aphanopus carbo), un grenadier de roche (Coryphaenoides rupestris) et un hoplostèthe orange (Hoplostethus atlanticus).

L’exploitation non-durable des espèces est la deuxième cause du déclin global de la biodiversité, après le changement d’utilisation des terres. Elle est aussi probablement une des plus évidentes à résoudre, via des règlementations pertinentes. En se fondant sur les connaissances scientifiques, elles permettent de mieux gérer le prélèvement des espèces et d’ainsi assurer le renouvellement naturel des ressources. Le secteur des pêches notamment dispose de nombreux outils. Mais comme le révèle le cas des poissons d’eaux profondes, des mesures tardent parfois à être prises, mettant en danger les équilibres des écosystèmes et compromettant donc également la durabilité des activités.

 

Ses poissons vivant à plusieurs centaines de mètres de profondeur se sont retrouvés sur nos étals à la fin des années 1980. Les populations de morues, de lieus noirs et de merlus en mer du Nord et à l’ouest de l’Écosse connaissent un déclin de leur biomasse en raison de leur surexploitation, ce qui provoque une baisse de rentabilité des pêcheries françaises de haute-mer. Les chalutiers se tournent alors vers les espèces vivant plus en profondeur, entre 800 et 1 500 mètres, telles que le grenadier de roche (Coryphaenoides rupestris), le sabre noir (Aphanopus carbo) et l’hoplostèthe orange, ou empereur (Hoplostethus atlanticus) (Charuau et al., 1996). À la même époque, la consommation de poisson évolue vers une demande plus importante de filets de poissons au détriment de l’achat de poissons entiers. Cette évolution des modes de consommation permet la mise sur les marchés de filets de ces poissons d’eaux profondes, alors que présentés entiers, leur aspect aurait probablement été peu engageant pour les consommateurs. Plusieurs espèces de requins profonds sont quant à elles présentées sous forme de saumonette (requins étêtés, vidés et pelés).

 

Dès la fin des années 1990, certaines populations de poissons profonds montrent à leur tour des signes de déclin. Dans certaines zones, les captures d’hoplostèthes oranges, d’abord abondantes, se sont effondrées au bout de 12 à 18 mois d’exploitation seulement, révélant que pour cette espèce la pêche peut extraire une forte proportion de la biomasse1 en seulement quelques mois.

Le niveau de capture durable est très difficile à évaluer à l’ouverture d’une pêcherie

Une population exploitée a toujours une biomasse moindre que si elle était inexploitée ; sa biomasse à l’état inexploité est qualifiée de biomasse vierge. Tout en allant puiser dans cette ressource, une pêche durable doit permettre de maintenir la capacité de la population à se reformer. On définit ainsi le rendement maximal durable (RMD), qui correspond à la quantité d’individus que l’on peut pêcher annuellement sans altérer la capacité future de la population à se maintenir et reconstituer la biomasse extraite par la pêche. Pour chaque population, ce RMD est typiquement obtenu à un niveau correspondant à 40 à 50 % de la biomasse vierge et un taux de mortalité par pêche tout au plus égal à la mortalité naturelle (MacCall, 2009 ; Froese et al., 2016).

Les poissons d’eaux profondes ont une longévité naturelle plus importante que les poissons de surface. Par exemple, l’hoplostèthe orange a une longévité dix fois plus élevée, comparée aux populations de merlan (Froese et al., 2016 ; Ministry for Primary Industries, 2017). Ils meurent donc moins vite de mort naturelle et, en conséquence, le taux de mortalité par la pêche doit être moindre pour respecter les limites du RMD. Malheureusement, au début d’une pêcherie, ni la biomasse ni le RMD des populations ne sont connus : les modèles de dynamique des populations utilisés pour estimer ces deux paramètres requièrent des données de captures et des connaissances sur la vitesse de croissance et l’âge de maturité de chaque population. L’estimation des captures durables n’est généralement possible qu’après des années d’exploitation qui permettent d’acquérir les données nécessaires. Ce n’est que récemment que de nouveaux outils comme l’application d’une méthode génétique novatrice (Bravington et al., 2016) rendent possible l’estimation de la biomasse d’une population inexploitée.

 

À la fin des années 1980, le redéploiement de certaines flottilles de pêche vers les populations inexploitées de poissons profonds, sans disposer des données pour en adapter les captures, ne pouvait qu’entraîner un déclin de leurs biomasses. Une baisse de la biomasse, même de moitié, n’est pas alarmant en soi, si la gestion de la pêche permet de stabiliser les populations. Cependant, la rapidité du déclin des poissons profonds était le reflet du trop grand nombre de navires qui se tournaient alors vers ce type de pêche. Les flottilles européennes étaient en surcapacité : elles étaient collectivement capables de capturer beaucoup plus que ce que les populations de poissons peuvent produire. Au début du XXIe siècle, cette surcapacité a généré un excès de mortalité par pêche de l’ensemble des ressources européennes de poissons d’au moins 40 %, mais elle a nettement diminué par la suite (Commission Européenne, 2001 ; Fernandes & Cook, 2013). Les populations de poissons profonds ne pouvaient absorber qu’une petite fraction de cette surpêche, car elles sont plus petites et ont une productivité moindre, due à un environnement plus pauvre en ressources, comparé à celui des eaux de surface.

La réglementation a permis de sauvegarder ces populations

Les pêches européennes sont régulées dans le cadre de la politique commune des pêches, dont la dernière révision prévoit que les quotas par populations exploitées soient définis selon une “approche de précaution” visant à les maintenir à une biomasse suffisante, au-dessus du niveau qui permet d’obtenir le RMD (Union Européenne, 2013). Cette approche est aujourd’hui appliquée à toutes les populations de poissons, y compris les poissons des grands fonds. Les pêches profondes font en outre l’objet d’une règlementation spécifique (Union Européenne, 2016), dont les objectifs comprennent l’amélioration des connaissances sur les espèces et leurs habitats, la préservation des écosystèmes marins vulnérables (EMV) et la cohérence avec les résolutions adoptées par l’Assemblée générale des Nations unies, en termes de durabilité de la pêche et de conservation des écosystèmes. Cette règlementation remplace les règles antérieures de 2003 (Union Européenne, 2002) qui comprenaient l’obligation d’un permis de pêche spécial, la limitation de l’accès à ces pêcheries et de l’effort de pêche, ainsi que des dispositions destinées à améliorer les données sur ces pêcheries et à en faciliter le suivi. Les débarquements d’espèces profondes sont répartis en quotas nationaux par populations de poissons également depuis 2003. En revanche, jusqu’à cette date, il n’existait ni limite aux quantités capturées, ni autres règles légales de gestion des pêcheries profondes qui étaient alors des “pêcheries ouvertes”, situation où quiconque pouvait décider de prendre part à la pêcherie (Gordon, 1954).

 

Les captures de poissons profonds respectent aujourd’hui les niveaux recommandés dans le cadre du RMD. Certaines populations font cependant l’objet de recommandations spécifiques, impliquant un quota de zéro captures ou des interdictions de pêche. Cela s’applique notamment à l’hoplostèthe orange et aux requins profonds. Pour le premier, l’interdiction a fortement réduit le risque de surexploitation (Dransfeld et al., 2012) : l’espèce forme des agrégations2 et en l’absence de pêche ciblant ces regroupements, seuls quelques individus sont capturés occasionnellement. Pour les seconds, une forte protection est apportée par l’interdiction des chaluts et des filets fixes au-delà de 800 et 600 mètres de profondeur respectivement (Union européenne, 2013b ; Union européenne, 2016).

L’exploitation aujourd’hui très réduite permet la reconstitution des stocks

Trois populations de poissons profonds sont principalement exploitées par la pêche française : la lingue bleue, le sabre noir et le grenadier de roche. Mais seule la biomasse de la lingue bleue est estimée de façon quantitative. Celle-ci est aujourd’hui supérieure au niveau correspondant au RMD et pourrait supporter une mortalité par pêche 3 à 4 fois supérieure au niveau actuel (ICES, 2018). Le sabre noir forme une seule population dans l’Atlantique nord-est, où elle est exploitée à la fois par des pêches au chalut (à l’ouest des îles Britanniques et dans les eaux des îles Féroé) et par des pêches aux palangres (lignes d’hameçon) à l’ouest du Portugal et à Madère. Une modélisation du cycle de vie et des captures suggère que le taux d’exploitation est faible. Pour le grenadier de roche, la dernière estimation quantitative, en 2016, suggérait une trajectoire de reconstitution et une campagne à la mer réalisée tous les deux ans à l’ouest de l’Écosse indique que la population est stable ou en augmentation depuis 10 ans (ICES, 2018b).

 

Néanmoins, d’autres populations des mêmes espèces, par exemple le grenadier de roche du Skagerrak et la lingue bleue en mer du Nord et mer de Norvège, sont dans des états incertains mais très probablement préoccupants, sans signe de reconstitution. Les scientifiques recommandent d’éviter toute capture (grenadier du Skagerrak, lingue bleue).

 

À l’échelle des populations cibles, la durabilité de l’exploitation des poissons profonds parait aujourd’hui acquise. Les zones de profondeurs supérieures à 600 et 800 mètres sont interdites aux filets fixes et aux chaluts respectivement, pour protéger les écosystèmes vulnérables, notamment les récifs de coraux et bancs d’éponges d’eau froide (Union Européenne, 2013b). Cette réglementation limite de fait les prélèvements de poissons, car il n’existe pas à ce jour d’autres moyens permettant d’exploiter les grands fonds. Enfin, le règlement européen de 2016, requiert une évaluation de l’incidence des mesures de protection actuelles sur les écosystèmes marins vulnérables pour 2021.

 

À l’occasion du nouveau rapport de l’IPBES sur l’état de la biodiversité mondiale prévu pour mai 2019, la FRB donne chaque mois la parole à des scientifiques qui travaillent sur les menaces qui pèsent sur la biodiversité, mais aussi sur les solutions pour y remédier. Juristes, économistes, biologistes de la conservation sont autant de chercheurs qui offriront chacun un éclairage précis sur l’état et le devenir des espèces et de leurs écosystèmes. Le troisième thème abordé est celui de l’exploitation directe des ressources, 2e cause de perte de biodiversité dans le monde.

 

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1. La biomasse prise en compte est généralement celle des individus en âge de se reproduire, c’est donc le poids total des individus matures dans une population

2. Une agrégation est un regroupement dense de la même espèce dans un espace restreint.